Qu’est-ce que ça veut dire, raconter des histoires, fabriquer de la fiction, au XXIème siècle ? Début, milieu, fin ? Exposition, péripéties, résolution ? Désirs, obstacles, réalisation ? Entrée, plat, dessert ? Papa, maman, la bonne et moi ? Bordel, non, pitié.
Non.
Mon cul, ça. Le monde n’est plus linéaire – la réalité, je veux dire : elle n’est plus linéaire, ne l’a en fait jamais été, c’est nous qui l’étions : cette linéarité apparente et factice reflétait notre conscience primitive de l’univers, notre perception apauvrie du cosmos-qui-n’est-en-fait-qu’un-chaos-bizarrement-rangé.
Bonne nouvelle : nous avons évolué. Certains se disent que Google, Facebook, Twitter, Instagram nous ont rendu débiles, que les jeux vidéos à monde persistant nous ont fait perdre le contact avec le plancher des vaches, que la réalité virtuelle nous a bouffé le cerveau. C’est le contraire. Grâce aux liens infinis connectant chaque information à toutes les autres, grâce à la map autogénérative, aléatoire, sans bord, grâce au scrolling éternel, grâce à l’horizontale profusion de tout échappant à toute hiérarchie, à toute perspective, nous quittons enfin la Terre ronde, bornée, pour pénétrer dans l’univers isotrope, sans bord, sans début, sans fin.
Puisque nous réussissons enfin à penser ainsi, puisque dans le moindre de nos comportements en ligne nous sommes aussi indéterminables (n’en déplaisent à ceux qui tentent de nous prédire et qui se trompent lourdement) qu’une particule élémentaire scrutée par la physique quantique, puisque grâce aux SMS, à Messenger, à Skype nous avons aboli l’espace et le temps, il faut bien que la fiction, que la littérature narrative, en tienne compte.
Avec les Chroniques de Mertvecgorod, j’essaie. Certains vont se demander si Images de la fin du monde, sorti en mars 2020, et si Le Culte noir, à paraître en septembre 2021, sont des romans, des recueils de nouvelles, des sourcebooks de jeu de rôle, des documenteurs, la retranscription sur papier de blogs complotistes, l’équivalent littéraire d’une mixtape.
Appelez ça comme vous voulez. Il s’agit en tout cas de ma tentative d’écrire de la littérature qui n’ait pas l’air de sortir du Grand Congélateur Gallimard.